L'internet jusqu'à la nausée
Quentin Maréchal | Cégep de Rimouski
Mukbang, Fanie Demeule, Tête première, 2021
Kim peine à respirer. Ses traits se crispent, se déforment. […] Comme elle ouvre de nouveau la bouche pour mordre dans la pâtisserie, un cri puissant, glaçant, s’échappe de sa gorge.
Mukbang est de ces livres qui intriguent le lecteur avant même qu’il en ait parcouru la moindre ligne. En l’ouvrant, on découvre des pages criblées de code QR, référençant certains termes précis du récit. Juste avant le premier chapitre, une note nous informe quant à la façon de procéder pour les lire. Munis de notre téléphone portable, nous interrompons régulièrement notre lecture pour aller nous perdre sur le net. Au début, ces codes-barres peuvent nous apparaitre comme des corps étrangers dans un objet aussi banal qu’un livre, l’un des rares qui, de nos jours, nous permettent encore de nous tenir à distance pour un instant du vacarme du monde extérieur, des écrans et du flot d’informations asphyxiant qu’ils projettent.
Ce gavage d’images, de données, de contenus, jusqu’à la nausée, jusqu’à la rupture, cette obsession de notre époque pour l’excès, Fanie Demeule l’explore dans ce roman qui glace le sang autant qu’il subjugue, qui fait rire autant qu’il inquiète. Car l’histoire de Kim Delorme – adolescente timide et effacée, se cherchant une identité et une communauté pour combler son besoin de reconnaissance au travers du mukbang, pratique consistant à engloutir une énorme quantité de nourriture devant sa caméra avec force bruit de mastication – est un pur récit de notre postmodernité.
Le lecteur est tantôt spectateur, tantôt voyeur, toujours inconfortablement proche des différents points de vue adoptés. Le destin tragique de Kim va entrer en collision avec celui de quatre autres personnages, chacun pris au piège à sa façon dans la toile cyclopéenne du web, broyé par sa perversité. Dans un récit nimbé d’une aura fantastique, chacun des protagonistes va chercher conseil et réconfort auprès d’une mystérieuse et malsaine entité en ligne nommée Morphea, nous rappelant que, là où auparavant il y avait le groupe et le corps social pour soutenir des individus en mal de sens, il n’y a plus guère aujourd’hui que des algorithmes et des sociétés atomisées.
Mukbang, Fanie Demeule, Tête première, 2021